Discours du Président Guy Alluin, Conseiller d'Etat, le 16 septembre 2009, lors de sa décoration au grade de Commandeur de l'Ordre National du Mérite, au Conseil d'Etat, Place du Palais Royal, Paris :

Monsieur le Vice-Président,

Monsieur le Président,

Monsieur le Chef de la Mission,

Messieurs les conseillers d’Etat,

Madame la Représentante de l’Union des Français de l’Etranger,

Mesdames et Messieurs les membres de ma famille,

Mesdames et Messieurs mes nombreux amis,

Vous, parents et amis, qui êtes souvent venus de très loin, notamment de Guyane, de Martinique, de Californie,

 

Je suis très heureux et honoré que nous soyons tous ici rassemblés dans la salle de réception du Conseil d’Etat avec, à mes côtés, mon épouse qui m’a tant soutenu.

                      

 

Merci à Monsieur le Vice-Président Sauvé, le chef de cette grande maison, dont chacun sait qu’elle est à la fois la Haute Juridiction et la Haute Assemblée, d’avoir accepté de nous accueillir ici.

 

Monsieur le Président Stirn, je vous remercie d’avoir bien voulu me parrainer pour me remettre la distinction qui m’a été attribuée. Merci également pour les paroles aimables que vous m’avez adressées en retraçant les différentes étapes de ma carrière. Si j’ai quelques mérites, qui restent modestes, ce moment d’émotion est pour moi l’occasion de faire le point en évoquant quelques flashes, je préfère dire quelques images lumineuses : l’Algérie, la Région Nord-Pas de Calais, les Amériques, l’Aquitaine, les étudiants de tous ces pays. Que de souvenirs, à la vérité ! Peu importe, il est vrai aussi, la chronologie !…

 

Je me souviens de cette aventure passionnante que fut pour moi la création de l’ENA d’Algérie en la qualité officielle de Directeur des Etudes. En fait, une conception bien comprise de la Coopération me conduisit, presque naturellement, à exercer, en outre, les fonctions de directeur administratif, de directeur des stages, de bibliothécaire, de secrétaire général, en m’efforçant de faciliter, en liaison avec les coopérants, progressivement mais rapidement, la transmission de l’exercice de ces cinq responsabilités par des cadres algériens. Tout cela n’a jamais été écrit au Journal Officiel de la République Française ou de la République Algérienne. Pas plus que les avatars – le mot est faible – que j’ai pu connaître, sous les regards vigilants mais souvent ignorants et incompréhensifs de l’Ambassade de France. Qui croira – ce qui fut la vérité – que certains dirigeants algériens, avant et après le Président Boumédienne, avant et après les chars de combat dans les rues d’Alger, ont tenté d’intimider le Directeur, en fait, de l’ENA d’Algérie. Je me souviens, notamment, de l’arrivée d’une curieuse police, à l’entrée de mon école, qui voulait arrêter certains de mes étudiants, et je leur ai dit, en leur barrant le passage : « Vous ne pouvez pas entrer ! Une école c’est comme une mosquée ! » Il m’est arrivé aussi de suivre le Ramadan – comme certains, on l’oublie, observent le Carême – par respect, et pour faciliter le travail de tous. Mais je suis trop long, laissons cela, sauf à dire que je garde un souvenir impérissable de cette Algérie-là qui s’efforçait de construire un avenir d’espérance et de paix…

 

Je me rappelle aussi ces quelques années passées auprès du Préfet de Région et du Conseil Régional Nord-Pas de Calais, à la mission économique régionale de Lille, où je participais, notamment à l’époque de Madame Simone Veil, au règlement des problèmes de santé publique et d’action sociale, en  liaison  avec  les administrations, spécialement les chefs

 

de service extérieurs, et les élus locaux et nationaux, chacun s’efforçant, dans les commissions  de  travail, loin  des  idéologies  et  de  la  scène  publique –  donc  sans  passion politique – de prendre une vue concrète et synthétique des questions régionales dans leurs relations avec les politiques nationales, et de mieux faire prendre en charge les réalités de la Région. Nous tentions, alors, d’éviter les difficultés d’appréhension des problèmes de fonctionnement lorsqu’ils relèvent de réglementations nationales qui risquaient de nous échapper, et nous tentions aussi d’éviter que la planification des investissements nous conduise à penser uniquement « béton » - il s’agissait des établissements hospitaliers, je le rappelle, dont beaucoup vétustes ou détruits par la guerre – en laissant croire que les problèmes de fonctionnement n’ont pas de noblesse, et nous souhaitions aussi que chacun comprenne que les dossiers « bien ficelés » ne suffisent pas à régler les problèmes et qu’il convient de ne pas séparer rigoureusement la conception de l’exécution pour ne pas tomber dans la déformation du perfectionnisme. En définitive, nous comprenions bien que le préfet de Région n’était pas seulement l’homme chargé d’assurer localement l’exécution des lois et règlements, en prenant des décisions déconcentrées, notamment pour les investissements, mais qu’il était, et qu’il est aussi, l’homme qui, aidé par tous les organismes régionaux, participe très largement à la préparation des décisions centralisées donc, des lois et règlements, contribuant par là même, avec chacun, à améliorer efficacement le fonctionnement de l’administration d’Etat dans sa Région. Cette expérience dans le domaine de la santé et de l’action sociale je l’ai, je pense, enrichie à Paris, en assurant pendant près de dix années, les fonctions de Président du Conseil Supérieur de la fonction publique hospitalière, avec son antenne disciplinaire, et celles de Président d’une section de la Juridiction du Conseil National de l’Ordre des Médecins.

 

J’évoque aussi, parfois, dans ma mémoire réveillée par l’âge, les six années que j’ai vécues dans les départements français d’Amérique, en Martinique, Guadeloupe, Guyane et aussi à St Pierre et Miquelon, cette France comme perdue, mais combien vivante, dans l’Amérique du Nord, aux rivages de Terre-Neuve. Ces années sont comme l’aboutissement de mes services au secrétariat de la section de l’Intérieur et de la commission de la fonction publique au Conseil d’Etat, de mes services aux Tribunaux Administratifs de Besançon et de Lille, qui aboutirent au Tribunal Administratif de Nice, puis à la Cour administrative d’appel de Bordeaux. Aux Amériques, nous étions, en définitive, une équipe composée de magistrats qui travaillaient comme des juges itinérants, par la voie des airs, passant une ou plusieurs journées dans chaque ressort, selon le nombre des dossiers, au demeurant fort nombreux et souvent difficiles, contrairement à une opinion métropolitaine très répandue, raisonnant à partir d’horaires stricts inclus entre 8 et12 H et 14 à 18 H alors que pour nous il convenait de régler, dans les meilleurs délais, sans tenir compte du temps largement dépassé, les affaires de droit (contentieux administratif général, affaires électorales, demandes d’avis…) l’ordre du jour, dans chaque juridiction départementale, étant fixé pour toutes les audiences, six mois à l’avance, les adjonctions d’affaires étant possibles. Nous avions parfois bien des aventures, tant dans les affaires courantes que dans les affaires électorales, aussi passionnées que passionnantes outre-mer, comme l’on sait. Je revois tous ces bateaux de Marie-Galante accostant à Basse-Terre, en Guadeloupe, pour permettre aux citoyens d’assister à l’audience ; notre passage aux Iles du Salut en Guyane, essentiellement pour délibérer en paix ; nos attentes de l’avion de St Pierre à Halifax et notre atterrissage assez périlleux sur l’île de l’archipel, dans la brume, voire notre détournement sur l’aéroport de Gander à Terre-Neuve, et notre acheminement en voiture jusqu’à Fortune, puis, de là, ballottés par une vedette instable, en proie au  mal  de  mer, jusqu’à St Pierre, et puis nos rares mais passionnantes visites des lieux à St Barth, aux Saintes et à St Pierre. En dehors et à côté de notre  activité  juridique  et  juridictionnelle  très  remplie, il  arrivait, fort  heureusement , que surgissent d’exceptionnels moments de détente. Si je voulais être un peu littéraire, c’est à dire vrai, faisant fi des conventions, j’évoquerais : dans l’archipel de St Pierre et Miquelon, la course folle des chevaux sauvages de Miquelon, l’île de Langlade la mystérieuse, à la « Belle Rivière » et aux cerfs intrépides, avec la Dune de sable s’étirant jusqu’à Miquelon ; les innombrables épaves de navires autour de St Pierre, les mariages sur l’île aux Marins « si le temps le permet », les tournois du fronton de pelote basque. Plus au sud, en Guadeloupe, les Grands Fonds de Grande-Terre, avec leurs invisibles et mystérieux Blancs-Matignons, et le cimetière de Morne à l’Eau, et les hauteurs de Vieux-Habitants et les palmiers de la piscine du Gosier. Et plus au sud, en Martinique, les mirages de l’île aux Fleurs,  depuis les vestiges de St Pierre, les sables volcaniques du Prêcheur, jusqu’aux fonds blancs du François et aux plages de découverte du Rocher du Diamant. Et plus au sud encore, en Guyane, vers les villages indiens, les navigations sur l’Oyapock, jusqu’à Camopi, après un bonjour à Modestine, et sur la Comté ou sur le Maroni, et sur l’Approuague, après un salut aux Mongs de Cacao, ainsi qu’aux Chinois et aux Libanais de Cayenne…  Et des avis donnés chez les Bonis d’Apatou, de St Laurent, et de Maripasoula…

Nous avons connu tous les carnavals au hasard de nos passages et, en Martinique, mes collègues, invités chez moi, lors de moments de repos, acceptaient avec gentillesse de découvrir la musique de Kassav et de Malavoi, qui exprime si bien le folklore afro-antillais dont je me targuais d’être un connaisseur averti, ma collection de disques le prouvant sans doute…En évoquant les mots d’Aimé Césaire : «  la justice écoute aux portes de la beauté, dussé-je ajouter, de la liberté et de la fraternité ».

 

Je me souviens aussi de cette aventure passionnante que fut la création d’une institution nouvelle voulue par le législateur, à l’instigation du Vice-Président du Conseil d’Etat, la cour administrative d’appel de Bordeaux. Arrivé à Bordeaux depuis Nice, avec pour charge d’organiser cette cour, je ne trouvai d’abord qu’un pré-carré ou, si vous préférez, une petite prairie située au nord, à Bordeaux-Lac et, au centre de la ville, à l’hôtel Saige, près de l’Opéra, au service de l’action économique régionale, un bureau, dénommé le bureau 109, à partir duquel je réussis, avec l’aide du préfet, à étendre mes services par avancées successives. Progressivement, les plans furent élaborés, la Cour fut construite et la tenue des audiences, d’abord assurée à l’hôtel Saige, fut enfin organisée, comme on disait là-bas, au Lac, les effectifs des magistrats ayant été progressivement augmentés pour traiter d’abord les nombreux dossiers transférés par le Conseil d’Etat. Il est vrai que, depuis ces temps anciens, la Cour est enfin venue s’installer à Bordeaux Centre, non loin de la Chambre Régionale des Comptes qui, dès l’origine, siégeait au cœur de la ville, avec le soutien du Ministère des Finances, d’une manière privilégiée.

 

Puis-je également dire quelle place importante tiennent dans mes souvenirs tous les étudiants que j’ai rencontrés dans tous ces pays où j’ai vécu et travaillé : à la faculté libre de droit de Besançon, à l’Ecole Supérieure de Journalisme de Lille, à l’Institut Régional d’Administration publique de Lille, aux facultés de droit et de Lettres de Lille, au centre lillois de préparation au concours du Centre Supérieur de Sécurité Sociale et, plus loin, à la faculté de  droit  de  Schoelcher, en  Martinique… J’ai  retrouvé  souvent, nombre  d’entre  eux,  avec émotion, dans des administrations centrales à Paris et dans des préfectures ou des rectorats en province. Ils m’ont énormément apporté…

                                                                      

Puis-je enfin, dessiner rapidement quelques images de ma région du Nord qui, au  crépuscule souriant de ma vie, ressurgissent, et paraissent m’avoir largement déterminé. Je vous les livre comme des mystères évocateurs : la fabrique, à Roost-Warendin, au carrefour des quatre pavés, avec le foyer étincelant du maréchal-ferrant, le café de mineurs d’une Madame Savelon, et son piano mécanique qui distrayait le grand-père aux yeux fixes dont les poumons, creusés par la silicose, sifflaient comme un soufflet de forge ; et les tours de Mont Saint-Eloi, près d’Arras, qui dominaient la forêt où la maison du garde forestier, mon grand-père, disparaissait sous les fougères, ainsi que le puits dont il valait mieux connaître l’emplacement ; et les marais audomarois, avec leur écluse-ascenseur, et leurs barques de découvertes, et la forêt légendaire de Tournehem ; et les mirages d’enfance du Touquet, avec son hôtel, le Royal-Picardy où les comtesses malheureuses au jeu se jetaient par la fenêtre, et avec son hôtel Westminster où le Prince de Galles et sa suite se reposaient après les fatigues du casino de la forêt, les chauffeurs de taxi attendant patiemment, au perron d’entrée, pour les emmener sur simple demande, au plein sud de la France, à Monte-Carlo ; et la Somme, où les oiseaux sont les rois de la nature ; et le pays de Fruges et la forêt d’Hesdin, avec Fressin, le pays de Bernanos.

 

Et puis cette nuit de mai 1940, où nous marchions, à la pleine lune, depuis Arras en direction de la côte du Pas de Calais, entre la Manche et la Mer du Nord, pour rejoindre l’Angleterre, au bruit des canons qui tonnaient sur la Somme. Et notre blocage, au petit matin, par deux autos-mitrailleuses allemandes qui cherchaient le contact avec les soldats de de Gaulle.

 

Ce jour-là, au lever d’un soleil d’une arrogance triomphante, dans cette petite vallée de l’Artois, les canons, au loin, se turent, et des centaines de machines de guerre traversèrent le village avec des airs insolents de villégiature. C’était la défaite, tragique et insupportable, le mal absolu. Il fallait s’unir pour surmonter l’adversité et tout reconstruire.

 

                        Notre vie était tracée.